Lettre à un politicien suisse

Julia Steinberger
4 min readDec 23, 2021

Contexte: j’ai écrit cette lettre suite au dénouement victorieux de la grève de la faim de Guillermo Fernandez, à un politicien qui a exprimé de l’intérêt et de la consternation pour l’action de Guillermo, mais (comme beaucoup d’autres) a préféré présenter les efforts et institutions suisses comme infaillibles, plutôt que de saisir l’occasion de faire avancer la réponse suisse à la crise climatique.

Guillermo Fernandez, #PapaOnHungerStrike, sur la Place Fédérale à Berne, soutenu d’une veillée aux bougies

Cher Monsieur,

Je voulais attendre le dénouement de l’affaire de Guillermo Fernandez pour vous répondre, comme je savais que des efforts significatifs étaient en cours — cela nous permet de discuter sous forme plus concrète. Depuis j’ai eu beaucoup de travail et des soucis de santé, donc j’espère que vous excuserez le retard de cette lettre.

Tout d’abord, je tiens à vous remercier sincèrement pour votre courrier. Pour moi, c’est un signe que vous êtes quelqu’un de particulièrement intègre, et que vous percevez clairement la responsabilité de votre rôle. (Ceci n’est pas pour dire que tous ceux et celles qui n’ont pas répondu n’ont pas ces qualités, bien entendu ! Mais que vous les avez très certainement.)

Comme j’apprécie votre réponse et votre attitude à votre rôle, je vais me permettre de vous répondre très franchement, en mon propre nom, et peut-être pas très diplomatiquement. Je m’en excuse : je suis physicienne de formation, et on nous apprend tout sauf la diplomatie. De surcroît, j’ai passé presque toute ma vie professionnelle à l’étranger, et mon français n’est tristement plus adéquat à une communication plus fine.

Vous me répondez en mettant en évidence les procédures existantes de la démocratie suisse, et vos efforts, et la façon dont Guillermo Fernandez aurait pu ou du participer à ceux-ci.

Pour ma part, je pourrai répondre avec les efforts de ma carrière depuis que j’ai commencé il y a plus d’une dizaine d’années dans ce domaine : les articles, les analyses, les conférences, les discussions avec les politiques, la participation aux efforts du GIEC.

Mais ces efforts, les miens, les vôtres, ceux de mes collègues et ceux de vôtres, ne me réconfortent pas. Force est de constater que nos efforts, tant du côté scientifique que politique, se soldent en échec. L’inaction climatique est la norme, les subsides et financement aux fossiles continuent (particulièrement en Suisse), la transformation complète de nos infrastructures et systèmes de production et consommation nécessaire pour rester à l’intérieur des 1,5 degrés n’est nulle part en œuvre, et la population est désengagée et bien trop peu informée du véritable cataclysme que notre trajectoire actuelle représente, tant pour la Suisse que le reste du monde. Or cet échec est, moralement et professionnellement, tout simplement inacceptable. Si nous sommes des personnes libres, avec notre connaissance et notre intelligence, nous ne pouvons pas facilement nous désengager, en se disant ‘j’ai bien fait mon travail à l’intérieur des normes et des attentes des procédures’ ou ‘les autres ne m’ont pas assez soutenu, c’est la démocratie, c’est comme ça’.

Les structures de notre travail, et, plus largement, de nos sociétés, sont toujours à considérer comme des projets inachevés. Ces structures sont, sociologiquement parlant, des réponses imparfaites à des défis passés. Nous nous retrouvons toujours à travailler à l’intérieur d’institutions et de règlements qui étaient censés répondre à des défis du passé : les guerres de religion, les dangers géopolitiques, le déséquilibre urbain-rural, les technologies d’il y a des décennies, par exemple. Vu de cet angle, accepter les structure actuelles comme étant au-dessus de toute critique ou transformation revient à dire que les défis du passé sont toujours les seuls à demander notre attention et notre travail, et que les défis présents et futurs sont inférieurs, moindres, aux défis du passé.

Cette perspective est bien sûr d’une irresponsabilité inacceptable, tant du point de vue scientifique que du point de vue politique. En tant que scientifique, j’ai décrit ma compréhension de notre défaite à intervenir de façon efficace pour préserver l’humanité des dangers immense que nous mesurons et modélisons dans le blog au lien ici. C’est en anglais, mais court.

https://medium.com/age-of-awareness/a-postmortem-for-survival-on-science-failure-and-action-on-climate-change-35636c79971e

Mes collègues ont écrit un article sur la défaite du monde scientifique à agir sur le réchauffement climatique ici. Leurs conclusions générales ? Très similaires aux miennes. Les jeux de pouvoir empêche le savoir scientifique d’être traduit en action.

https://www.annualreviews.org/doi/abs/10.1146/annurev-environ-012220-011104

A défis nouveaux doivent correspondre de nouvelles façon de réfléchir, de travailler et d’agir, tant pour les politiques que pour les scientifiques. Nous y réfléchissons de notre côté, mais vous, dans votre communauté, le faites-vous aussi ?

Quant à vos critiques (ou certaines critiques de vos collègues) que l’action d’une grève de la faim est anti-démocratique, ou que le dialogue plus large et public entres scientifiques et politiques, serait anti-démocratique, j’avoue que je pense que cet argument est faux. La grève de la faim de Guillermo n’aurait jamais connu le succès sans le soutien de parties importantes de la société civile : scientifiques, politiciens, médias, mouvements populaires, citoyens. C’est donc au contraire une démarche qui interpelle la société, et que ne peut fonctionner que grâce aux institutions démocratiques et leur interconnections. C’est un exemple de démocratie qui marche : un citoyen ordinaire appelle avec un cri de détresse qui est reconnu comme légitime par les institutions démocratiques, qui agissent en conséquence.

Pour finir, je suis, avec tous mes collègues actifs dans les domaines du climat et de la biodiversité (et en fait aussi du côté des sciences politiques des structures démocratiques telles que les assemblées citoyennes) disposée à tout moment à venir dialoguer avec vous et vos collègues. Nous sommes là pour vous, pour vous soutenir et vous aider dans vos prises de décision. Même si nous ne sommes pas en accord sur tout, et ne le serons probablement jamais, nous avons les mêmes buts ultimes de protection et progrès de notre société. Nous avons donc tout à gagner à discuter et collaborer ensemble.

Bien à vous et bonnes fêtes,

JS

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Julia Steinberger

Immigrant, Swiss-American-UK ecological economist at the University of Lausanne. Research focus on living well within planetary limits. Opinions my own.