Ce à quoi nous faisons face

Julia Steinberger
33 min readDec 31, 2024

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Traduction de “What We Are Up Against” réalisée par Myriam Best.

David et Goliath, de Osmar Schindler.

Exposer au grand jour l’histoire secrète de l’élaboration de la crise climatique devrait tout changer quant à la manière dont nous agissons pour l’enrayer.

Un bouleversement en 10 chapitres :

  1. La cause. Nous savons que la crise climatique nous est imposée par des systèmes économiques très inégaux et non démocratiques.
  2. La montée en puissance. L’histoire récente de ces systèmes économiques, en Amérique et en Eurasie, est dominée par de caractère hégémonique de l’idéologie néolibérale.
  3. La menace. L’idéologie néolibérale est antidémocratique dans son essence même. Son objectif est de conférer le contrôle absolu de nos sociétés aux entreprises, et non aux citoyennes et citoyens.
  4. Les promoteurs. L’industrie des énergies fossiles est un promoteur de longue date, ainsi qu’un bénéficiaire, de la prise de contrôle néolibérale de nos sociétés.
  5. La coordination. L’organisation de cette prise de contrôle n’est pas le fruit du hasard : elle est coordonnée par des think tanks, des groupes de lobbying, des cabinets de relations publiques et des cabinets d’avocat.e.s. Ceux-ci sont à leur tour coordonnés au niveau international, par exemple via le réseau Atlas, qui est impliqué dans plus de 500 think tanks de par le monde.
  6. La montée en puissance. Ces groupes de réflexion forment leurs cadres en interne et les promeuvent à des postes d’influence dans les domaines de la politique et de la communication.
  7. Le message. Ces think tanks reproduisent leurs matériels et leurs stratégies dans le monde entier. Leur empoisonnement de notre sphère publique va de la défense de politiques économiques néolibérales brutalement inégalitaires à la promotion du déni de la science climatique. Ils s’immiscent également dans des sujets de guerre culturelle clivants, sur le genre (égalité des droits pour les femmes, les droits des queers et des transgenres), la race ou la migration, par exemple.
  8. L’influence. L’un des principaux objectifs de ces organisations est de substituer l’expertise de la recherche universitaire par leurs propres matériels, destinés à influencer les personnes influentes, notamment les journalistes et les enseignant·e·s qu’ils identifient comme des cibles privilégiées.
  9. L’implication. Pour contrer ces acteurs si centralisés et coordonnés, le mouvement climatique (et de fait tous les mouvements attaqués par le néolibéralisme) devrait changer radicalement à la fois son orientation et sa stratégie.
  10. La direction. La démocratie, ennemi redoutable du néolibéralisme, doit être au cœur de notre nouvelle orientation.

Quelques avertissements pour commencer.

● Cet essai sera court (au regard de l’ampleur de son objet) pour permettre au plus grand nombre de le lire. Il ne s’agit pas d’un traitement savant, mais plutôt d’une brève introduction. Les inexactitudes sont inévitables.

● Toutefois, je vais établir des liens et citer les principaux ouvrages et idées sur lesquel.le.s je m’appuie, afin que les lecteurs puissent consulter, vérifier et corriger mes principales affirmations.

● Je ne suis pas experte dans la plupart des domaines abordés ici. Je m’engage à faire de ce document un document vivant : si et quand j’aurai besoin de le corriger, je ferai des mises à jour suivies.

C’est parti.

Chapitre 1. La cause.

La crise climatique nous est imposée par des systèmes économiques très inégaux et non démocratiques.

Cela a été exposé et démontré à maintes reprises, je me contenterai donc de rappeler les points essentiels : la crise climatique est une crise de l’accumulation des richesses. Les plus riches émettent la part du lion des émissions mondiales de CO2, tout en étant propriétaires et bénéficiaires de l’industrie des énergies fossiles et de ses alliés.

Inégalité des émissions.

Dans ce système économique, la croissance économique profite aux plus riches, ce qui exacerbe à la fois les crises climatiques et les crises sociales et ainsi l’inégalité. Les plus riches deviennent toujours plus riches et plus puissants : suffisamment puissants pour contraindre nos économies à rester dépendantes des énergies fossiles, malgré les dommages sociaux, économiques, sanitaires et, bien sûr, planétaires que cette dépendance entraîne. La dépendance aux énergies fossiles nous est imposée par divers mécanismes antidémocratiques, depuis le renforcement de la dépendance à l’égard de la voiture par le biais d’une planification urbaine ségrégative et inefficace, jusqu’aux traités commerciaux internationaux protégeant les profits issus des énergies fossiles (tels que le traité sur la charte de l’énergie). Cette ingérence inégalitaire et antidémocratique de l’industrie des énergies fossiles dans nos sociétés remonte à plus d’un siècle, à l’époque de la Standard Oil de Rockefeller, aujourd’hui ExxonMobil.

Chapitre 2. La montée en puissance.

L’histoire récente de ces systèmes économiques, en Amérique et en Eurasie, est dominée par la montée en puissance de l’idéologie néolibérale.

Le néolibéralisme est le fait de la Société du Mont Pélerin, une clique d’économistes désireux de battre en brèche la stabilité (relativement) égalitaire de l’économie keynésienne. Dans les années 1950, ils se sont réunis, sous la houlette de Friedrich Hayek, pour définir les contours d’un programme économique dans lequel les entreprises seraient libérées de la tyrannie des responsabilités sociales élémentaires.

Hayek s’adressant à la Société du Mont Pélerin

Bien que le néolibéralisme se soit caché publiquement sous le manteau de « la liberté du marché comme fondement d’autres libertés », il est vraiment important de comprendre que la liberté qu’il promeut est la liberté pour les producteurs (c’est-à-dire les entreprises privées et les détenteurs de capitaux) uniquement, et non pour les autres acteurs économiques. Pas pour les travailleur·euse·s, pas pour les consommateur·rice·s, pas pour les citoyen·ne·s, pas pour les communautés. Son objectif est de donner tout le pouvoir aux producteurs et de réduire la capacité des autres acteurs à se rassembler pour formuler des demandes ou des changements économiques de quelque nature que ce soit.

Chapitre 3. La menace.

L’idéologie néolibérale est antidémocratique dans son essence même. Son objectif est de donner le contrôle absolu de nos sociétés aux entreprises, et non aux citoyennes et citoyens.

C’est probablement la partie de cet essai qui sera la plus contre-intuitive. De nombreuses personnes, y compris celles qui sont politiquement actives dans les sphères libérales ou néolibérales, se considèrent comme des partis.ne.s de la démocratie, tout en défendant les libertés du marché. Et de nombreuses personnes de gauche, dont je fais partie, considèrent que le néolibéralisme est obsédé par la liberté des marchés, au détriment de la démocratie. Mais cette interprétation renverse les causes et les effets du néolibéralisme.

“In the Ruins of Neoliberalism” by Wendy Brown. Sérieusement, tout le monde devrait lire ce livre.

Comme le raconte magistralement Wendy Brown dans son épopée « Dans les ruines du néolibréralisme » (“In the Ruins of Neoliberalism”), l’édifice néolibéral de Hayek commence, à sa base, par une détermination à détruire la société et la démocratie, comprise comme la capacité des personnes à formuler des revendications communes sur leurs objectifs et leurs aspirations. L’imposition de l’absolutisme de marché n’est qu’un moyen de parvenir à une fin : l’objectif est la destruction de la démocratie. Encore une fois, je comprends que cela puisse paraître étrange, mais c’est vrai. Selon les propres mots de Hayek, cités par Brown:

Plus la position des individus ou des groupes est perçue comme dépendant des actions du gouvernement, plus ils insisteront pour que les gouvernements visent un schéma reconnaissable de justice distributive ; et plus les gouvernements essaient de réaliser un schéma préconçu de distribution souhaitable, plus ils doivent soumettre la position des différents individus et groupes à leur contrôle. Tant que la croyance en la “justice sociale” gouvernera l’action politique, ce processus se rapprochera progressivement d’un système totalitaire.

Dans la vision du monde de Hayek, la démocratie conduit inévitablement à une revendication collective de “justice distributive”, une forme de satisfaction des besoins universels. Et cette revendication collective, plutôt que d’être comprise comme un objectif collectif raisonnable que nous devrions être capables de réaliser en travaillant ensemble et les uns pour les autres dans nos économies, se transforme, dans l’esprit enfiévré de cet aristocrate autrichien, en un ennemi des plus redoutables, qu’il faut étouffer et éliminer à tout prix.

Dans l’esprit de Hayek, les aspirations démocratiques à la satisfaction universelle des besoins tendent inévitablement vers le totalitarisme, une absence absolue et terrifiante de liberté. Cela n’a guère de sens en soi : en effet, la non-satisfaction des besoins humains est vraisemblablement la principale cause de l’absence massive de liberté dans le monde. Lorsque les besoins humains ne sont pas satisfaits, les individus ne sont pas en mesure d’élaborer ou de réaliser quelque projet de vie que ce soit (voir “A Theory of Human Need” de Doyal et Gough, les travaux d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum sur les capacités et l’ouvrage de Sen intitulé “Development as Freedom”, pour commencer). De quel type de liberté parle donc Hayek ?

La démocratie, comme manque de liberté pour les producteurs.

Hayek et les autres néolibéraux adoptent le point de vue opposé à celui de Doyal, Gough, Sen et Nussbaum. Ils ne considèrent pas la liberté du point de vue des êtres humains qui ont besoin d’un certain minimum décent de la part de l’économie pour vivre pleinement leur vie et réaliser leur potentiel humain. Ils considèrent la liberté du point de vue des producteurs dans l’économie, qui devraient être totalement libres d’agir sans aucune revendication sociale ou démocratique, ni aucun frein à leur champ d’action. De ce point de vue, celui des producteurs, la démocratie est la voie royale vers des revendications “totalitaires”, où l’organisation collective (dans ce cas, considérée uniquement comme un État centralisé, ce qui est en soi réducteur et erroné, mais compréhensible compte tenu du contexte historique du gouvernement central soviétique) représente un risque existentiel pour la liberté des producteurs de diriger l’économie.

Arrive le fondamentalisme de marché.

Hayek et ses collègues néolibéraux avaient besoin d’une autre voie, antidémocratique, pour organiser la société. Ils ne voulaient pas de démocratie, mais ils voulaient une sorte d’organisation auto-entretenue — ce qu’ils entendaient par hiérarchie. L’organisation était censée être assurée par le marché, et la hiérarchie par la concurrence au sein des marchés. (Il convient de noter que les néolibéraux des années 1950 n’ont pas prédit, alors qu’ils auraient dû le faire, que des marchés sans entraves conduisent à des concentrations dans des monopoles ou des cartels. Ils désapprouveraient sans doute les grandes entreprises qui dirigent nos économies actuelles, même si leurs politiques de marché au-dessus de la démocratie les ont, comme on pouvait s’y attendre, fait naître).

Ainsi, le projet néolibéral a toujours été, et continue d’être, antidémocratique dans son essence même. Il est conçu pour nous empêcher de débattre et de décider collectivement de la manière dont nous voulons organiser nos économies et notre travail. Et il a si bien réussi depuis une quarantaine d’années que l’idée même que nous puissions décider ensemble de la manière de travailler et de contribuer à la satisfaction des besoins et au bien-être de chacun semble être un rêve lointain. Même si elle n’a jamais été aussi proche de nous, à notre portée. Qui nous a empêchés, et nous empêche encore, de le faire ?

Chapitre 4. Les promoteurs.

L’industrie des énergies fossiles est à la fois un promoteur de longue date, ainsi qu’un bénéficiaire, de la prise de contrôle néolibérale de nos sociétés.

Soyons lucides : la Société du Mont Pélerin, en tant que petite clique d’économistes et de philosophes marginaux, aurait eu du mal, à elle seule, à conquérir le monde. Mais presque dès le début, ils ont eu des soutiens puissants et riches. L’histoire entremêlée de l’industrie des énergies fossiles et de l’agenda économique et politique néolibéral remonte à loin. Dès les années 1950, l’industrie des énergies fossiles a infiltré l’enseignement de l’économie aux États-Unis, dans le but de “faire passer subtilement le message que la liberté américaine est le produit d’un capitalisme extractif”.

Image du film de propagande de l’industrie pétrolière “Destination Terre” de 1956, dans lequel un espion martien découvre la raison de la prospérité américaine : “Le grand secret, c’est bien sûr le pétrole, qui a apporté une vie meilleure à tous les habitants des États-Unis”.

Pire encore, la domination des industries des énergies fossiles dans nos économies n’est pas un accident historique tragique, mais un élément fondamental de l’ADN de nos systèmes économiques. Comme l’ont décrit Jason Moore, Andreas Malm, Jeremy Walker et Amitav Ghosh, le pillage, l’extraction et l’exploitation à l’échelle mondiale sont à l’origine de l’accumulation massive de profits qui a rendu possible le capitalisme moderne. L’industrie des énergies fossiles n’est pas un élément accessoire de nos économies, elle fait partie intégrante de leur structure. Et depuis des décennies, l’industrie des énergies fossiles est douloureusement consciente de sa dépendance à l’égard d’un système économique à la dérive, dominé par les producteurs (voir l’ouvrage de Naomi Klein intitulé “Tout peut changer”).

Les multinationales de la filière des énergies fossiles et les milliardaires qu’elles ont créés, aux États-Unis et en Europe, étaient convaincus de l’existence de deux idées interconnectées. Premièrement, qu’ils avaient besoin d’un certain type de capitalisme de marché libre pour continuer à exister, sans ingérence de l’État ni contrôle démocratique de leurs opérations. Deuxièmement, qu’ils pouvaient gagner en légitimité en soutenant les économies capitalistes, en se présentant comme un Atlas crasseux qui porte la richesse capitaliste rutilante et en croissance exponentielle. Cette histoire est racontée avec beaucoup plus de détails historiques et de nuances dans l’épopée de Jeremy Walker “More Heat Than Life”, ainsi que dans “Drilled”, le podcast remarquable podcast d’Amy Westervelt.

Au cours des années 1970 et 1980, les intellectuels néolibéraux et leurs bailleurs de fonds dans le secteur des énergies fossiles ont eu tout le loisir de tomber amoureux l’un de l’autre sur la durée. Les penseurs néolibéraux fournissaient les idées, tandis que l’industrie des combustibles fossiles finançait la diffusion de ces idées dans le monde entier.

Et aujourd’hui, nous vivons dans la monstrueuse progéniture de ce mariage de conviction et de convenance.

Chapitre 5. La coordination.

L’organisation de la prise de contrôle néolibérale n’est pas le fruit du hasard : elle est coordonnée par des think tanks, des groupes de lobbying, des cabinets de relations publiques et des cabinets d’avocat.e.s. Ceux-ci sont à leur tour coordonnés au niveau international, par exemple via le réseau Atlas, qui est impliqué dans plus de 500 think tanks à travers le monde.

Le néolibéralisme par les armes …

Le premier grand succès du néolibéralisme a été ouvertement antidémocratique : le coup d’État de 1973 du général Pinochet, soutenu par les États-Unis, contre le gouvernement démocratiquement élu de Salvatore Allende a été célébré comme une aubaine par la Société du Mont Pélerin. Ses sommités, de Hayek à Milton Friedman, n’ont pas hésité à s’empresser de remodeler la société chilienne à leur image impitoyable. La juxtaposition de “ libéralisme “ et de dictature militaire brutale (Pinochet a torturé, assassiné et fait disparaître des dizaines de milliers de personnes de gauche, toute une génération) peut sembler étrange à certains, mais elle prend tout son sens si l’on se rappelle que la seule liberté qui intéresse le néolibéralisme est la liberté de production : la liberté des entreprises d’extraire, d’exploiter et de faire du profit. Le péché démocratique mortel d’Allende, pour lequel il a payé le prix ultime, assassiné dans le palais présidentiel par les hommes de Pinochet, était le projet de nationalisation du cuivre chilien. Comment un pays ose-t-il décider démocratiquement de contrôler ses propres ressources et richesses ? La mort, la torture et des politiques économiques brutales ont été la réponse néolibérale, soutenue par les États-Unis, à une telle impudence.

Margaret Thatcher avec le dictateur chilien, le général Augusto Pinochet (Reuters)

… et dans les urnes.

Le succès suivant du néolibéralisme a été encore plus éclatant avec l’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979. Il n’était plus nécessaire d’imposer le néolibéralisme par la force des armes : la Société du Mont Pélerin et ses soutiens industriels avaient trouvé le moyen de déchiffrer le code et d’endommager les sociétés démocratiques à un point tel que celles-ci allaient maintenant choisir leur propre perte par la voie des urnes. Mais comment? Grâce aux think tanks. Jeremy Wlaker résume l’histoire dans “More Heat Than Life”:

L’insistance de Hayek sur le fait que la démocratie égalitaire mènerait à la ruine n’a jamais été susceptible d’être largement approuvée par les citoyennes et citoyens démocratiquement, sur la base de leur réflexion sur le corpus de publications “scientifiques” de Hayek. (…) Hayek a compris que la protection du mécanisme de marché contre l’excès de démocratie nécessiterait l’ingénierie du consentement, par la construction intentionnelle d’une machine politique agnotologique commercialisant en masse la “propagande commerciale”.

C’est l’homme d’affaires anglais Anthony Fisher, un fidèle de Hayek, qui s’est chargé de mettre en place ce mécanisme parallèle de communication de masse (ainsi que le recrutement et la formation d’activistes néolibéraux). En 1955, Fisher a fondé l’Institute for Economic Affairs (IEA), qui a ensuite lancé la révolution Thatcher à partir de l’aile la plus à droite du parti conservateur. Dans une lettre adressée à Fisher après sa victoire aux élections de 1979, Margaret Thatcher a écrit que l’IEA avait créé “le climat d’opinion qui a rendu notre victoire possible”.

Anthony Fisher, l’homme derrière les think tanks, photo ici.

Le succès éclatant de Thatcher a incité Anthony Fisher à créer le réseau Atlas : une fédération internationale de think tanks, construite sur le modèle de son propre Institute for Economic Affairs, qui fabriquerait “ le climat d’opinion “ permettant à la propagande commerciale néolibérale de conquérir le plus grand nombre de pays possible. Le financement du réseau n’est pas transparent, mais une bonne partie, sinon la totalité, provient de la richesse des industries extractives, en premier lieu l’industrie des énergies fossiles. Le réseau Atlas compte aujourd’hui plus de 500 affiliés, répartis dans le monde entier (vous pouvez en savoir plus et rechercher ceux qui sont les plus proches de chez vous ici).

Chapitre 6. La montée en puissance.

Ces think tanks forment leurs cadres en interne et les promeuvent à des postes d’influence dans les domaines de la politique et de la communication.

Des chercheur·euse·s dont Jeremy Walker et des journalistes de DeSmog ont suivi le parcours professionnel des protégés du réseau Atlas. Je ne suis pas une spécialiste en la matière, mais d’après ce que j’ai compris, le processus se déroule à peu près comme suit. Les groupes de réflexion organisent des cours de recrutement (universités d’été, “executive masters”, …) pour identifier et former leurs cadres. Ils utilisent des indicateurs de performance liés à la capacité à communiquer et à répandre la doctrine néolibérale dans la sphère publique (nombre d’articles d’opinion ou de lettres à la presse publiés, interventions à la télévision, notes politiques ou documents intégrés dans les programmes politiques ou scolaires…).

“Champion de la liberté” — Le magazine du réseau Atlas célèbre ses protégés. Le numéro d’été 2024 présente le président argentin et extrémiste néolibéral Milei.

Ils continuent ensuite à soutenir leurs recrues les plus prometteuses, en leur offrant des postes dans des think tanks, mais aussi en cherchant à les placer dans des médias ou des partis politiques, de sorte que nombre des personnes les plus actives et les plus virulentes dans la politique de droite ont été influencées par l’idéologie du réseau Atlas et s’appuient sur lui pour leur réseau de relations professionnelles.

Chapitre 7. Le message.

Les think tanks du réseau Atlas reproduisent leurs matériels et leurs stratégies dans le monde entier. Leur empoisonnement de notre sphère publique va de la défense de politiques économiques néolibérales brutalement inégalitaires à la promotion du déni de la science climatique. Ils s’immiscent également dans des sujets de guerre culturelle clivants, sur le genre (égalité des droits pour les femmes, les droits des queers et des transgenres), la race ou la migration, notamment.

Les thèmes couverts par les think tanks du réseau Atlas sont très divers, voire parfois contradictoires, comme le révèle une brève comsultation de leurs sites web et de leurs publications. Cependant, ils ont deux constantes fondamentales. La première est la promotion de politiques économiques néolibérales favorables aux entreprises, déguisées et maquillées pour paraître compatibles avec la démocratie sous le manteau de Hayek de “la liberté du marché comme base de toutes les autres libertés”. La seconde est le déni climatique et sa temporisation.

En fait, les think tanks du réseau Atlas ont sans doute été les plus grands vecteurs et soutiens de la promotion du négationnisme climatique dans le monde entier.

Certains groupes de réflexion du réseau Atlas sont passés à autre chose et se présentent comme acceptant la science climatique, voire comme encourageant l’action climatique. Il convient de ne pas se laisser abuser par ce changement d’avis superficiel. L’objectif principal du réseau Atlas est de protéger les entreprises, en particulier les entreprises extractives comme l’industrie des énergies fossiles, qui comptent parmi leurs plus généreux bailleurs de fonds, de toute forme de réglementation gouvernementale démocratique. Même lorsque les think tanks du réseau Atlas prétendent accepter la réalité du changement climatique, ils le font pour retarder l’action nécessaire par d’autres moyens de propagande, comme la promotion de mesures volontaires pour les entreprises, les rêves techno-optimistes de technologies à émissions de carbone négatives, ou même les arguments absurdes selon lesquels les énergies fossiles sont nécessaires à l’humanité et à l’action climatique.

Les groupes de réflexion du réseau Atlas s’intéressent également à tous les sujets susceptibles de provoquer des divisions sociales, de saper le fonctionnement démocratique et de rallier davantage d’adeptes à leur cause. Il en va ainsi des valeurs familiales conservatrices, qui étaient un principe fondamental de l’organisation planifiée de la société de Hayek, associé au fondamentalisme de marché (voir l’ouvrage de Wendy Brown “In the Ruins of Neoliberalism” pour plus de détails sur cet apparent paradoxe). Ils incluent également des discussions sur le féminisme, les droits des femmes et des homosexuels, et la migration. Il est important de noter que les groupes de réflexion néolibéraux s’opposent souvent sur ces questions, certains étant plus conservateurs, d’autres plus libéraux.

Contenu contradictoire ? Le magazine néolibéral suisse “Regard Libre” semble défendre à la fois les droits des femmes (à gauche) et la reconnaissance des homosexuels (à droite). Le dénominateur commun est pro-marché et anti-état. Ils n’ont pas apprécié d’être inclus dans ce blog.

Le dénominateur commun, s’il y en a un, sera de s’opposer à l’intervention de l’État mandaté démocratiquement. Par exemple, dans l’image ci-dessus, nous voyons le magazine néolibéral suisse “Regard Libre” plaider pour les droits des femmes (à gauche) et contre les droits des homosexuels (à droite). La cohérence n’est pas si difficile à trouver : les droits des femmes ne sont valables que parce qu’ils sont censés découler du capitalisme industriel, c’est-à-dire de l’économie dominée par les producteurs. Les droits des homosexuels sont combattus parce qu’ils demandent une protection collective, démocratiquement mandatée, par le biais de la reconnaissance de l’État.

Il s’agit là d’un point très important à comprendre pour les défenseur·euse·s de la démocratie, de l’économie, du climat, du genre, de la justice sociale ou de toute autre cible du néolibéralisme. Les communicant.e.s de l’agenda néolibéral ne se soucient pas des valeurs fondamentales ou de la réalité qu’ils commentent. Ils ne se soucient pas du sujet spécifique de la discussion. Pas le moins du monde. Ce qui leur importe, c’est le résultat stratégique obtenu par la création du débat en premier lieu. Ce point est particulièrement difficile à comprendre pour les personnes de gauche et les scientifiques, car ils se soucient des valeurs fondamentales et de la réalité.

L’objectif stratégique des communicants néolibéraux est toujours double : susciter la défiance à l’égard des processus démocratiques, axés sur le public ou financés par des fonds publics, et créer une confusion suffisante pour désorienter et rendre caduque la prise de décision démocratique.

En effet, le deuxième objectif des médias néolibéraux qui couvrent tous les aspects de la guerre culturelle, pour reprendre l’expression grossière et néanmoins exacte de Steve Bannon, est d’”inonder la zone avec de la merde”. Il s’agit d’amplifier une cacophonie de sujets qui divisent, afin de saper la discussion collective raisonnée et compatissante et, en fin de compte, de détruire la capacité de prise de décision démocratique raisonnée.

Chapitre 8. L’influence.

L’un des principaux objectifs de ces organisations est de substituer l’expertise de la recherche universitaire par leurs propres matériels, destinés à influencer les personnes influentes, notamment les journalistes et les enseignant.e.s qu’ils identifient comme des cibles privilégiées.

La tactique des organisations de déni climatique visant à remplacer l’expertise universitaire dans la sphère publique a été amplement documentée par des chercheur·euse·s tels que Naomi Oreskes et Eric Conway (voir leur livre incontournable “Les Marchants de doute”). Pour ce faire, ils recourent à de nombreuses tactiques connues. Par exemple, les think tanks produisent de faux rapports, souvent formatés de manière trompeuse pour ressembler à des rapports provenant de sources légitimes, comme le GIEC, afin de semer la confusion parmi les décideurs politiques et les journalistes. Ils se présentent comme de faux experts, prétendant avoir des connaissances pertinentes en matière de recherche alors qu’ils n’en ont aucune. Ils organisent de fausses conférences et de faux événements, font pression sur les rédacteurs en chef des médias pour qu’ils accordent la même couverture à leur fausse science, et ainsi de suite.

Ce que l’on sait moins, c’est que l’un des principaux objectifs du réseau Atlas est de remplacer l’expertise du service public, celle qui est financée par des fonds publics, dans les universités ou les instituts de recherche gouvernementaux, par leur propre désinformation favorable aux entreprises. Il convient de le répéter : le réseau Atlas et les entreprises qui le soutiennent sont engagés dans une guerre totale contre les universités et la production et la communication de connaissances par le service public. Pour citer à nouveau le grand Jeremy Walker (j’ai mis en gras ce qui me paraît essentiel dans la citation ci-dessous) :

Ainsi, le (…) travail des (…) intellectuels libertariens et des initiés politiques cherchant à s’emparer des pouvoirs de planification politique de l’État doit être complété par un programme permanent de communication de masse pour contrer et miner les sources des “ faux “ ensembles de croyances — universités publiques, fonctionnaires, média publics, instituts scientifiques publics — et pour amadouer, confondre ou intimider les citoyennes et citoyens afin qu’ils acceptent de se soumettre à un ordre de marché dans lequel toutes les connaissances, tous les biens et tous les services publics doivent, à long terme, être entièrement privatisés.

La guerre menée par le réseau Atlas contre l’information de service public (définie comme toute information provenant de sources qui ne sont pas directement financées par l’industrie) doit être considérée comme un élément central de la guerre qu’il mène contre la démocratie. La démocratie, c’est-à-dire l’auto-détermination par le peuple, est impossible sans une base d’information solide sur laquelle fonder les décisions. En sapant et en substituant les experts de l’intérêt public dans la sphère de la communication, les organisations du réseau Atlas cherchent à nous priver des fondements sur lesquels reposent les processus décisionnels démocratiques : une bonne compréhension de la réalité elle-même.

Cela ne veut pas dire que les universitaires, les média du secteur public ou les fonctionnaires sont universellement corrects ou irréprochables. Ils peuvent être partiaux et se tromper, ce qui est normal. En effet, chaque think tank du réseau Atlas compte sur un professeur d’université idéologiquement aligné (généralement des économistes ou des philosophes, pour quelque raison que ce soit ?) pour faire partie de son conseil consultatif et enseigner à son université d’été ou à son master exécutif. Cependant, contrairement aux charlatans du réseau Atlas, payés par l’industrie, les experts du secteur public sont en fin de compte responsables devant le public : ils sont publiquement, de manière transparente, responsables de leurs erreurs, en vertu de leurs rôles au service du secteur public.

Ces règles de responsabilité ne s’appliquent pas aux think tanks d’Atlas. Leur objectif est d’inonder la zone de saloperies pro-industrie, pro-richesse et anti-démocratiques, au mépris de la réalité, jusqu’à ce que toute possibilité de prise de décision démocratique basée sur la réalité ne soit plus qu’un rêve lointain. Et en de nombreux endroits, dans de nombreuses communautés, ils ont déjà réussi.

Chapitre 9. L’implication.

Pour contrer ces acteurs si centralisés et coordonnés, le mouvement climatique (et de fait tous les mouvements attaqués par le néolibéralisme) devrait radicalement changer à la fois son orientation et sa stratégie.

J’ai entendu parler du réseau Atlas pour la première fois l’année dernière, bien que j’aie été active dans les mouvements de justice sociale pratiquement toute ma vie, et que j’aie essayé de comprendre pourquoi nous ne cessions de perdre (ou, à tout le moins, de gagner beaucoup trop lentement). Je ne peux pas exprimer à quel point il est déstabilisant d’être une chercheuse universitaire, une experte internationale en sciences sociales du climat, et de reconnaître si récemment, à un stade si avancé du jeu, ce à quoi nous sommes confrontés. Je pense que la prise de conscience et les connaissances apportées par les recherches récentes, citées dans cet essai, devraient nous amener à repenser la manière dont nous nous organisons pour les contrer. Je ne suis pas une stratège en politique ou en communication, il ne s’agit donc que de quelques réflexions pour commencer. C’est un travail que nous devons entreprendre, le plus rapidement possible, ensemble.

  1. Nous devons communiquer sur ce à quoi nous sommes confrontés. La génération de la grève du climat doit savoir que leurs sociétés n’ont pas réagi, non pas parce que la démocratie est incompatible avec la justice climatique, mais parce que nos démocraties ont été attaquées pendant des décennies par les mêmes acteurs que ceux qui détruisent le climat. Nous devons faire connaître le réseau Atlas, ses bailleurs de fonds et ses alliés, afin que nos mouvements comprennent à qui ils font face.
  2. Nous devons rechercher et suivre les acteurs et les publications affiliés au réseau Atlas (ainsi que d’autres organisations aux financements obscures). Il s’agit d’un travail titanesque et, en raison de l’attention récente qui leur est portée, ils commencent à brouiller les pistes, du moins sur Internet. Si vous êtes chercheur, rejoignez le Climate Social Science Network et commencez à collaborer pour recueillir autant d’informations que possible sur ce réseau obscure. Fouillez les archives Internet, demandez des dossiers de financement et des dossiers formels d’organisation. Et publiez vos résultats.
  3. Nous devons nous unir en tant que mouvements pro-démocratie, pro-égalité, pro-droits humains et pro-justice sociale. Nous n’avons peut-être pas pleinement conscience de nos luttes respectives (ou même ne sommes pas convaincus de leur pertinence), mais nous tous sommes confrontés au même ennemi centralisé. Au moins au niveau stratégique, nous devons partager des informations sur leurs opérations et élaborer une stratégie sur la meilleure manière de les contrer.
  4. Nous devons lutter contre la prise de contrôle néolibérale de notre monde, non pas question par question, mais à un niveau stratégique. Vous vous souvenez du chapitre 7 et des deux objectifs de la communication néolibérale ? Débattre du contenu est une stratégie perdante à long terme, comme l’ont montré les décennies de déni du climat. Bien sûr, nous devrions démentir les faux faits sur une base factuelle, mais nous devrions concentrer l’essentiel de notre énergie sur l’objectif de la désinformation : l’inaction collective, qui laisse le champ libre à la domination de l’industrie et des milliardaires. Ils essaient d’enrayer la capacité d’action démocratique, et nous devons débattre avec eux sur ce terrain, là où ils sont le plus faibles.
  5. L’activisme, la protestation et la désobéissance civile ne peuvent être victorieux dans ce contexte. C’est le plus difficile à écrire, car c’est là que beaucoup d’entre nous ont concentré leur énergie, pendant des décennies. Je ne nie pas les immenses victoires des grèves pour le climat ou d’Extinction Rebellion, qui ont permis de mettre en avant la question de l’urgence climatique, ni les succès de Black Lives Matter et des mouvements de libération palestiniens (les plus importants de notre époque), qui ont porté la revendication intransigeante de la liberté universelle, de l’émancipation et des droits de l’homme. Mais regardons les choses en face : des décennies après l’accélération de la crise climatique, alors que la suprématie blanche et le génocide palestinien triomphent, ces mouvements ne gagnent pas. Mon argument est que cela est dû au fait que leurs cibles et leurs tactiques n’ont pas tenu compte (et ne tiennent toujours pas compte) de la prise de contrôle délibérée de nos sociétés par les acteurs néolibéraux, orchestrée à l’échelle internationale par le réseau Atlas. Le fait horrifiant est que nous ne sommes pas des citoyennes et citoyens dans des démocraties, s’adressant à nos gouvernements pour réparer les injustices. Si c’était le cas, nous aurions gagné depuis longtemps. Nous sommes des personnes privées de leurs droits, confrontées à des gouvernements dominés par des acteurs industriels, qui considèrent l’inégalité et la souffrance comme faisant partie de leur idéologie et de leurs modèles d’entreprise. Ils n’ont jamais eu l’intention de répondre à des griefs légitimes, à des propositions positives ou à des demandes démocratiques de quelque forme que ce soit — par principe. La question qui se pose alors est la suivante : que pouvons-nous faire qui ait plus de chances de fonctionner ?
  6. Utiliser leurs propres outils contre eux, mais de manière plus efficace. Bien sûr, nous n’avons pas les mêmes niveaux de financement que le réseau Atlas sponsorisé par des milliardaires, mais nous avons beaucoup d’avantages : la réalité est de notre côté, tout comme les valeurs immensément populaires de la démocratie et des droits universels. Nous disposons également d’une capacité de recherche et de véritables mouvements populaires. Une chose que nous devons faire est de les contrer à leur propre jeu : produire des articles d’opinion, des lettres aux journaux, des apparitions à la télévision, du matériel orienté vers les programmes scolaires, etc. Nous devons inonder la zone de bonnes choses. Cela signifie qu’il faut faire les choses différemment : former les militants et les universitaires pour qu’ils deviennent d’excellents et prolifiques communicants publics, notamment en comprenant les apparences et les discours qui sont les plus attrayants pour les vastes masses d’indécis. Cela signifie peut-être qu’il faut porter des costumes et des cravates, peut-être qu’il faut parler les langues et les valeurs des différentes classes sociales et les intégrer pleinement dans nos mouvements. Après tout, si une bande d’escrocs néolibéraux anti-démocratie a pu conquérir le monde en se montrant élégants à la télévision, imaginez ce que nous pourrions faire pour un programme pro-démocratie basé sur la prospérité pour tous avec une plus belle coupe de cheveux et des vêtements repassés. Tout cela est bien en dehors de ma zone de confort (surtout la coupe de cheveux et le repassage, lol), mais c’est essentiel. Et n’oubliez pas de communiquer au niveau stratégique!
  7. Sortir le combat de la rue. Ne vous méprenez pas : les manifestations de masse, voire la désobéissance civile, sont absolument nécessaires pour continuer à stimuler l’action. Mais nous devons porter nos objectifs et nos messages dans de nombreuses autres arènes, et amener la bataille contre l’influence néolibérale dans les salles de réunion, qu’il s’agisse de délibérations municipales ou de conseils d’administration d’entreprises. C’est plus facile à dire qu’à faire, bien sûr, et beaucoup diront que c’est justement ce que nous avons fait, avec les activistes climatiques qui perturbent les réunions d’actionnaires, etc. Cependant, je ne parle pas seulement de perturbation : je parle d’exposer et de contrer l’agenda néolibéral partout où il s’installe, et de construire une force interne pour y résister. Notre force dépend de notre organisation collective, et nous devons insister sur notre capacité d’auto-organisation, enracinée dans une analyse basée sur la réalité, auprès de chaque institution de nos sociétés.
  8. Recommencez à croire en l’humain. En termes simples, bien que la faute ne nous incombe pas, elle réside dans le succès foudroyant des tactiques organisationnelles de quelques idéologues destructeurs et riches. L’état et la trajectoire de nos sociétés actuelles ne reflètent pas les aspirations, le potentiel ou les désirs de la grande majorité de nos semblables. Il est vrai que la révolution néolibérale a fait de son mieux pour remodeler l’humanité à son image : isolée, égoïste, compétitive. Mais l’homo-néolibéral n’est pas, et n’a jamais été, ce que nous sommes. De plus en plus de recherches montrent que les humains comptent parmi les animaux les plus coopératifs et les plus communicatifs. Les chercheuses et chercheurs indigènes nous rappellent que les sociétés humaines créant des cultures d’équité et de stabilité à long terme dans leur environnement existaient depuis des millénaires avant le capitalisme. L’ouvrage de Graeber et Wengrow “Au commencement était…” a clairement démontré à quel point les êtres humains sont aptes à inventer et à réinventer des systèmes de gouvernance, à quel point nous sommes capables (et même désireux) de mettre en place des arrangements sociaux démocratiques et équitables, même si ceux-ci sont toujours menacés par des prises de pouvoir. Cela signifie que la misanthropie fréquemment observée à gauche et dans les cercles environnementaux est totalement infondée et contre-productive. Il est temps de mettre en avant la vision de l’homo (ou mieux, de la femina !) oikologica, les humains prenant démocratiquement soin les uns des autres et de leur environnement (en s’inspirant du concept grec d’oikos : ménage, économie et environnement). C’est ce que nous étions et ce que nous pouvons redevenir. Il est temps de nous encourager et d’encourager nos semblables à croire en notre capacité collective à changer les choses, à travailler et à prendre soin de la prospérité de chacun, et à chasser de notre histoire les monstres néolibéraux qui dévorent nos sociétés.
  9. Transformer la colère et la connaissance en révolution. L’heure est grave, tant en ce qui concerne le triomphe de l’économie néolibérale et du fascisme qui l’accompagne, que l’accélération d’un changement climatique irréversible. La trahison des promesses et du potentiel de nos sociétés est immense. Mais il y a deux émotions qui peuvent dynamiser même les plus déprimés et les plus vaincus : la colère et l’espoir. Il n’y a jamais eu autant de raisons objectives d’être en colère, en apprenant ces nouvelles preuves de la destruction de nos sociétés et de nos mondes. Et il n’y a jamais eu autant de raisons objectives d’espérer, étant donné les nouvelles possibilités de production d’énergie alternative, loin des énergies fossiles, et les moyens suffisants et efficaces de l’utiliser. Pour la première fois peut-être, une prospérité humaine universelle et écologiquement sûre est à portée de main. Il y a beaucoup de raisons d’être en colère, et encore plus de raisons de se battre. En avant.

Chapitre 10. La direction.

La démocratie, ennemi redoutable du néolibéralisme, doit être au cœur de notre nouvelle orientation.

La plus grande révélation que j’ai tirée de tout cela est que le néolibéralisme est né d’une peur fondamentale de la démocratie et du désir de l’éradiquer. Les marchés en tant qu’organisation hiérarchique préférée de la société sont passés au second plan par rapport à la nécessité de détruire la démocratie. Dans l’esprit de Hayek, la démocratie conduirait immédiatement à la discussion et à l’organisation collectives, avec pour résultat des décisions partagées visant à réaliser le potentiel humain par la satisfaction des besoins universels. Et pour Hayek, c’était inacceptable, parce que ce processus aurait été imposé aux producteurs, les riches propriétaires du capital. Pour Hayek, les demandes démocratiques de satisfaction des besoins universels se traduisaient automatiquement par un autoritarisme étatique tyrannique, où une bureaucratie sans visage et sans nom imposerait des quotas de production et de consommation, et où la liberté sous toutes ses formes serait éliminée. Bien sûr, personne n’aime particulièrement les bureaucraties étatiques tyranniques (sauf bien sûr lorsqu’elles améliorent et sauvent votre vie grâce à des programmes d’aide sociale, de l’éducation à la santé en passant par le logement, ce qui arrive assez souvent, à vrai dire). Mais Hayek avait tort : la démocratie n’est pas synonyme de centralisation tyrannique de l’État et d’ingérence. Du moins, pas automatiquement. La démocratie, au sens fondamental du terme, est synonyme d’auto-organisation et d’autodétermination. Elle est synonyme d’autonomie et d’émancipation. Elle signifie que les gens se réunissent au sein de leur société pour améliorer leurs conditions de vie et les rendre plus sûres. En bref, la démocratie est le processus décisionnel qui permet d’organiser l’entraide généralisée.

Plutôt que les bureaucraties étatiques centrales, sans visage et sans nom, redoutées par Hayek, nous pouvons plaider en faveur d’une démocratie généralisée, dans l’ensemble de nos communautés et de nos économies. Une partie de notre travail en tant que citoyennes et citoyens devrait consister à organiser la vie de nos communautés. Plutôt que de permettre à des méga-entreprises sans nom et sans visage de prendre des décisions prédatrices et destructrices, nous devrions travailler ensemble et nous faire confiance pour élaborer de meilleurs plans. Cela vaut pour toutes les organisations, publiques ou privées, à toutes les échelles. Nous disposons d’une palette extrêmement variée de structures et de processus démocratiques, allant des assemblées de citoyennes aux coopératives de travailleurs et d’utilisateurs. Les chercheurs et les praticiens ont créé des boîtes à outils fantastiques, qui nous aident à comprendre les pièges et les points forts de ces structures et processus. Nous devrions nous réapproprier notre capacité à apprendre et à mettre en œuvre diverses formes de gouvernance démocratique, en tirant les leçons des succès comme des erreurs. En apprenant à travailler ensemble et à créer différentes structures par le biais de nos prises de décision, nous apprendrons à menacer les hégémons néolibéraux et leur emprise sur nos sociétés, y compris la capture et la corruption de nos États.

La prise de décision démocratique ne peut se faire qu’à deux conditions essentielles. La première est le respect des minorités vulnérables (quelles qu’elles soient, qu’il s’agisse d’un handicap, d’un peuple autochtone, d’un genre, d’un statut professionnel, d’une migration, d’un âge, etc. ). La seconde est la reconnaissance de la réalité scientifique. Cela signifie que la prise de décision démocratique devrait toujours s’accompagner de recherches et de services publics d’information. Cela ne signifie pas que les scientifiques doivent déterminer les décisions, mais plutôt que la recherche doit être orientée de manière à soutenir la délibération et la prise de décision démocratiques, et que les citoyennes et citoyens doivent être formés pour comprendre les domaines de validité des résultats de la recherche. La prise en compte des résultats scientifiques, associée à la promotion d’une culture de soin et du travail réciproque, est ce qui permettra à nos décisions de nous ramener dans les limites planétaires, tout en protégeant les plus vulnérables des dangers qui qui nous assaillent déjà.

Ce point plutôt technique conclut cet essai, et malheureusement, il n’a pas été aussi court que promis. Il a même fini par être assez long. J’espère qu’il vous aidera et vous inspirera, vous et vos organisations, à vous tourner vers les monstres très réels qui brûlent notre monde et à créer la nouvelle démocratie pour construire des sociétés meilleures et plus sûres.

Chapitre 11. Epilogue.

Des sujets importants qui méritent d’être traités à part.

Il y a un tas de choses que je n’ai pas abordées dans cet essai et qui méritent d’être traitées en relation avec le néolibéralisme et son influence sur nos économies et nos politiques.

  1. La montée du fascisme. Les idéologues néolibéraux s’alignent parfaitement sur les dictatures brutales d’extrême droite (voir Pinochet pour ne citer qu’un exemple). Mais même dans les démocraties, les politiques néolibérales contribuent à la montée, voire au triomphe, des mouvements fascistes d’extrême droite. Comme le décrit le grand Karl Polanyi dans son histoire économique épique « La grande transformation », la montée du nazisme a été grandement favorisée par la crise économique et l’insécurité en Allemagne après la Première Guerre mondiale. Les politiques néolibérales ont à peu près le même effet : elles appauvrissent les pauvres et la classe moyenne, bien sûr, mais elles fragilisent également les filets de sécurité sociale, ce qui est après tout l’un de leurs principaux objectifs. L’insécurité économique et le stress généralisé qui en résultent, et qu’Ajay Singh Chaudhary qualifie d ‘« épuisement », créent un terrain fertile pour le développement des propositions faciles du fascisme, faux problème, fausse solution. Les résultats sont évidents, de l’Europe aux Amériques. Même la montée des oligarques et de Poutine en Russie est mieux comprise comme le résultat historique logique des politiques néolibérales dures imposées par l’Occident après la chute de l’Union soviétique.
  2. Une critique complète de la démocratie limitée. Cet essai n’est pas entré dans le détail des limites de la démocratie libérale représentative, qui sont légion. Il suffit de dire qu’un peu de démocratie vaut mieux qu’aucune, et que les moyens démocratiques devraient toujours être utilisés au maximum par les mouvements populaires. Cependant, nous avons besoin de pratiques démocratiques plus larges et plus profondes dans l’ensemble de nos sociétés, et en particulier nous devons introduire la prise de décision démocratique dans nos économies, dans les pratiques de production et de consommation.
  3. L’autoritarisme étatique, de l’Arabie saoudite à la Chine. Les thèmes abordés dans cet essai sont surtout pertinents pour l’histoire récente de l’Europe, des Amériques et de certaines parties de l’Asie. Dans d’autres parties du monde, l’autoritarisme d’État domine et la démocratie n’est pas seulement limitée, mais inexistante. Ces régions sont immenses et comptent parmi les plus peuplées et les plus riches en combustibles fossiles du monde. Tout programme en faveur de l’égalité humaine, de la démocratie et de la lutte contre le changement climatique doit également les prendre en considération. D’une certaine manière, ces pays, avec leurs entreprises publiques de combustibles fossiles, sont étonnamment compatibles avec la vision néolibérale. Dans les pays riches en combustibles fossiles, c’est souvent l’industrie qui dirige l’État, et non l’inverse. Ces pays peuvent donc être considérés comme le cas extrême de la liberté des producteurs : réservée aux plus gros et aux plus méchants d’entre eux. Les entreprises de combustibles fossiles et leurs milliardaires oligarques ne souffrent pas du régime autoritaire de l’État : ils sont l’État. Certes, la liberté de marché et la concurrence sont absentes, mais est-ce si différent de l’ère actuelle du néolibéralisme, dominée par quelques conglomérats massifs qui sont les plus habiles à capturer la politique de l’État et à éliminer la concurrence ? Quoi qu’il en soit, la prise en compte des États autoritaires doit se faire avec circonspection et précision. Un moyen sûr de fragiliser le pouvoir de ces gouvernements est de réduire considérablement la dépendance à l’égard des combustibles fossiles et la consommation superflue, ainsi que de développer la production locale d’énergie renouvelable et les capacités de production et de recyclage. En termes d’utilisation des ressources ou d’atténuation du changement climatique, il n’y a donc pas de contradiction. En termes géopolitiques, empêcher ces pays d’imposer leur dépendance aux combustibles fossiles à l’Afrique, leur prochain prix identifié, nécessitera une solidarité massive avec les universitaires et les activistes africains.
  4. Transhumanisme, e/acc, long-termisme & Co. Les milliardaires de la technologie et quelques collaborateurs universitaires sont en train de développer une nouvelle idéologie et de permettre sa diffusion aux plus hauts niveaux de leurs gouvernements et de l’industrie. Je ne suis pas une experte : Emile Torres, Alice Crary et quelques autres le sont. Cette idéologie promeut le développement des technologies de l’information au-dessus de toutes les autres activités humaines. Dans sa version la plus extrême, cette idéologie soutient que le développement technologique, alimenté par la croissance économique, vaut la peine de détruire complètement la planète Terre, puisque le progrès technologique s’étendra d’une manière ou d’une autre à l’espace. La mort de milliards d’êtres humains est justifiée pour un avenir de prospérité technologique dans l’espace. En effet, la technologie viendra remplacer les êtres humains, puisque selon le transhumanisme, le destin de l’humanité n’est pas une vie stable et prospère sur la planète Terre, mais simplement un tremplin vers des formes techniques d’intelligence plus évoluées. Cela semble insensé, et c’est normal. Aucun astrophysicien, biologiste ou autre personne sérieuse ne le prend au sérieux. Le transhumanisme et l’accélérationnisme efficace peuvent être considérés comme du néolibéralisme sous stéroïdes de la Silicon Valley : toute la liberté, toutes les ressources et tout le champ d’action pour les producteurs de technologie, rien pour l’humanité ni même pour la vie sur terre. Il s’agit d’un phénomène extrêmement dangereux, qui doit être étudié et combattu en tant que tel.
  5. Décolonisation et reconnaissance de l’organisation sociale et du savoir indigènes. L’essor de la pensée économique, des structures et des fortunes qui accompagnent la formation du néolibéralisme trouve toutes leurs racines dans la domination et l’exploitation coloniales. L’ouvrage « More Heat Than Life » de Jeremy Walker, ainsi que celui de Jason Moore, couvrent très bien une partie de cette histoire. Par ailleur·rice·s, les États-providence que le néolibéralisme s’est employé à détruire n’ont été possibles que grâce au pillage colonial, sur lequel ils se sont construits. Les pratiques coloniales d’exploitation et d’échange inégal en termes humains, écologiques et économiques se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. La question de savoir quels types d’organisation géopolitique, économique et sociale permettraient de réparer ce crime pluriséculaire devrait être au cœur des préoccupations des sociétés démocratiques, tout comme celle de la prévention de la résurgence d’empires prédateurs et violents, qu’ils soient dominés par les États-Unis, l’Europe, la Russie ou la Chine. Les réparations pour l’oppression coloniale et le recentrage des savoirs indigènes seront tous deux des éléments centraux ici, mais cette discussion nécessite elle aussi un traitement beaucoup plus large.
  6. Des plans d’action spécifiques pour le climat, la biodiversité, l’égalité, la prospérité. Ce texte étant consacré à l’histoire de l’opposition, il n’a pas consacré beaucoup de temps au monde concret vers lequel nous devons tendre. En bref, nous disposons aujourd’hui de technologies qui nous permettraient de vivre dans les limites de la planète, à condition d’investir notre travail dans les moyens les plus efficaces d’utiliser les ressources (logements isolés, appareils ménagers efficaces, transports en commun et vélos, régimes alimentaires à base de plantes, etc. ). Et des niveaux de consommation suffisants. La suffisance signifie qu’il n’y a pas de privation, mais aussi qu’il n’y a pas d’excès majeur. Si nous orientons nos économies et nos sociétés vers ces mesures, nous pourrions facilement, en l’espace de quelques décennies ou même moins, atteindre la prospérité et, oui, la liberté pour tous, dans les limites de la planète, en réalisant ce que George Monbiot a appelé « la frugalité privée et le luxe public ». Nous pourrions ainsi avoir de beaux espaces de vie luxuriants et sûrs, réduire le temps de travail, consacrer plus de temps à notre famille, à nos amis et à notre communauté, tout en bénéficiant d’une plus grande autonomie et d’une plus grande émancipation. C’est possible, et cela vaut certainement la peine d’y travailler.

Principales références (utilisées tout au long du document)
Wendy Brown (2019). In the ruins of neoliberalism: The rise of antidemocratic politics in the West. Columbia University Press.

Jeremy Walker. “More Heat than Life: The Tangled Roots of Ecology, Energy, and Economics”. 2020. Springer. https://link.springer.com/book/10.1007/978-981-15-3936-7

Amy Westervelt’s Drilled Podcast https://drilled.media/podcasts/drilled

George Monbiot and Peter Hutchison (2024) “The Invisible Doctrine

Je ne les ai pas encore lus, mais Céline Keller m’a dit que je devrais le faire :

Quinn Slobodian (2018). Globalists: The end of empire and the birth of neoliberalism. Harvard University Press. https://www.degruyter.com/document/doi/10.4159/9780674919808/html

Quinn Slobodian (2023). Crack-up capitalism: Market radicals and the dream of a world without democracy. Random House. https://us.macmillan.com/books/9781250753892/crackupcapitalism

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Julia Steinberger
Julia Steinberger

Written by Julia Steinberger

Immigrant, Swiss-American-UK ecological economist at the University of Lausanne. Research focus on living well within planetary limits. Opinions my own.

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